192
« Le bonheur ça n'est pas grand'chose
Madame ?
C'est du chagrin qui se repose
Alors
Il ne faut pas le réveiller », chantait Léo Ferré. Pour ma part, je persiste à régler mon réveil-matin à cinq heures et demie, heure à laquelle débute mon errance diurne.
Elle soigne son enfant comme la prunelle de ses yeux en imaginant que plus tard le chéri la remerciera : elle se fourre le doigt dans l'oeil, mère crédule.
Le soleil entre dans la maison childfree et décore les murs blancs avec les ombres projetées du monde extérieur qui remue et se forme - inlassablement.
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Quand le printemps égayera mon corps, je mettrai de l'ordre dans mon malheur.
Je lis que les réseaux sociaux facilitent les révolutions qui éclatent au Maghreb et au Moyen-Orient : je constate que les réseaux sociaux facilitent aussi ma solitude et la rendent plus douce.
Se détacher des plaisirs - et pourrir.
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Je n'enfante ni n'éduque, je ne m'assure aucun alibi, je ne donne aucune forme à ma vie, je donne mon temps à l'absence, je trouve refuge dans le rêve : je suis une somnambule. Je garde les yeux ouverts sur le mystère.
Depuis son balcon, elle jette les restes de son repas aux goélands qui se battent pour des miettes plutôt que de chercher à prendre du poisson dans la mer : l'animal est paresseux - aussi.
Les publicitaires de mode - héritiers du style baudelairien - semblent vouloir nous montrer la perfection de la mort en choisissant comme égéries de la beauté des sécherons dépressifs. Des saintes boudeuses qui prient pour notre image.
189
La vitre teintée à triple vitrage - qui la sépare de la rue goudronnée qui mène à la civilisation urbaine ou du chemin ensablé qui conduit à la plage de sable jaune ou de l'allée bordée de rochers volcaniques qui aboutit à la plage de sable noir - la vitre derrière laquelle elle se cache matérialise le rempart contre les barbares qui rôdent dehors.
C'est de penser à soi qui rend malheureux, écrivait Gustave Flaubert. Alors je pense à vous - souvent.
Cette nuit, j'ai rêvé que je portais le dernier enfant de l'humanité terrestre : je me décidais à... je me suis réveillée soudain.
188
À travers les pièges de la ville, guider une amie en fauteuil roulant qui crie « bonjour ! » à tous les occupants muets d'autres fauteuils roulants que nous croisons : comme un signe de reconnaissance, un geste de complicité due à la situation inconfortable de privation de mobilité et d'autonomie. Ce que c'est que la solidarité !
Et les regards appuyés des passants sur mon amie en fauteuil roulant expriment un intérêt forcé par la rencontre due au hasard de la rue. Ce que c'est que la solidarité !
Et les sourires crispés que les passants adressent à mon amie en fauteuil roulant défigurent leur visage. Ce que c'est que la solidarité !
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Je souhaite la décroissance de la natalité mais aussi de toutes les petites douleurs qui empoisonnent mon existence.
Sa vie se textualise : elle s'étourdit dans la littérature, elle écrit sa propre fiction.
Je garde en mémoire mon bonheur absent : des souvenirs de peau.
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La caresse de l'idée dans mes cheveux courts : un souffle d'absence.
N'importe, nous aurons bien ri.
Je n'approuve pas la peine de mort, je n'approuve pas non plus la peine de vie.
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Erika Luley - qui travaille comme accompagnatrice chez Dignitas (organisation suisse alémanique d'aide au suicide) depuis 17 ans - vous accueille sur le seuil d'une maison bleue dans la zone industrielle de Pfäffikon à Zurich avec un bouquet de fleurs fraîches et un sourire. Elle vous préparera le médicament que vous boirez, que vous trouverez amer, elle vous offrira du chocolat : elle vous rassurera pendant que vous vous endormirez pour mourir. Douce Erika Luley.
Comme tout le monde, je n'ai pas choisi de naître ; comme certains, je choisirai de dénaître.
J'ai fait mon oeuvre, j'ai vécu, écrivait André Gide. Par où dois-je commencer ? demanderai-je aujourd'hui.
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On inventa le sac plastique biodégradable : on jeta tous les autres.
Je me promène à bicyclette sur les routes fraîchement goudronnées d'un lotissement d'élevage : les primo accédants occupent leur nouveau domicile neuf et donnent ses premiers biberons à leur premier enfant dans la poussière du chantier. D'autres bambins suivront...
Pour ce qui me concerne, je cherche à acquérir un caveau avec vue imprenable sur la mer au cimetière marin de Cette.
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L'orgueil du malheur qui pousse le père écrivain - dont le fils décédé est devenu le narrateur de son livre nouvellement paru aux éditions Respire la vie - à dire à voix haute : « Vive la vie ! »
Etre à la hauteur de la douleur en écrivant un livre qui déborde d'amour. Célébrer sa peine comme un miracle où son coeur est réchauffé par l'amitié qu'on lui témoigne - enfin.
Ne pas escamoter ce moment aussi fort qu'est la mort de son enfant. Echapper au pathos et à l'apitoiement. Etre porteur d'envie de vivre. Cette dignité de tous les instants qui le maintient captif sur le tapis roulant de l'existence me donne la nausée. Je descends du tapis roulant.